Ce texte est l'article publié dans Cosmopolitiques n°13, ISBN 2-84398-242-1 - Broché - 192 pages - Format 16 x 24 - 18 €
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1. De
nombreux lobbys à Bruxelles
1.1. Leur développement
progressif
1.2. Un rapprochement
nécessaire
1.3. Reach comme
accélérateur
1.4. Un cadre favorable
aux groupes de pression
1.5. La saison des
transferts est ouverte
1.6. Une biodiversité
politique renforcée
2. Jeux d’acteurs et processus décisionnels
2.1. Les Etats et institutions européennes
2.1.1. Des enjeux nationaux contrastés
2.1.2. Le rôle des USA
2.1.3. Encore d’autres pays entrent dans la danse
2.1.4. L’Union européenne est prise entre plusieurs feux
2.2. Les acteurs non étatiques
2.2.1. Les ONG : une coalition très large inédite
2.2.2. Les syndicats en grande partie pour un Reach fort
2.2.3. Les entreprises sont divisées, mais font une énorme pression
3. Conclusion
La construction européenne propose aux observateurs de vastes champs d’explorations de mélanges ou de créations ex-nihilo de pratiques politiques. Celle, intensive, de l’usage du lobbying n’est pas neuve. Mais elle diffère à Bruxelles des modèles rencontrés ailleurs. En effet, même si des comparaisons avec la culture du Congrès américain sont possibles, l’histoire et l’échelle de la construction progressive et démocratique de l’Union européenne font que tout n’est pas parallèle.
Il en va ainsi de la construction d’alliances entre groupes de pressions. On l’oublie trop souvent, mais ceux-ci sont initialement nés pour défendre l’idée européenne elle-même. Ainsi, on considère l’apparition du Mouvement européen, dès 1948, comme la naissance des groupes de pression européens. Les premiers lobbys européens étaient donc… politiques ! Puis, peu à peu, et au fur et à mesure de l’élargissement des compétences accordées à l’échelon européen, d’autres groupes d’intérêts ont vu le jour, se spécialisant progressivement.
1. De nombreux lobbys à Bruxelles
Lors d’une communication en 2004[1], Siim Kallas, le Commissaire européen chargé des affaires administratives, des audits et de la lutte antifraude, évaluait à 15.000 le nombre de lobbyistes présents à Bruxelles, et à 2.600 les groupes d’intérêts y ayant un bureau permanent, l’activité de ces différents groupes et individus générant entre 60 et 90 millions d’euros de revenus annuels.
Parmi ces lobbyistes, environ 20% seraient issus d’Organisations Non Gouvernementales[2] (ONG), et 10% représenteraient les intérêts de Régions, Villes ou organismes internationaux. Enfin, près de 5.000 d’entre eux sont accrédités au Parlement européen, sur un registre public, consultable en ligne. Et l’ONG Corporate European Observatory (CEO) estime qu’environ un accrédité sur sept serait un représentant de la société civile. Et il est à noter que même si les règles de transparence sont loin d’être suffisantes, elles sont nettement plus poussées que celles en vigueur dans les institutions nationales de la plupart des pays européens, France en tête ! Ceci étant, en mars 2005, le Commissaire Kallas a lancé l’Initiative européenne pour la transparence (ETI), pour clarifier les règles du jeu du lobbying européen.
1.1. Leur développement progressif
L’industrie a tout de suite saisi son intérêt à faire du lobby, avec des regroupements par branches ou par catégories d’entreprises. Les groupes de pression de branches du charbon et de l’acier sont évidemment présents depuis le début de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA).
Très rapidement après la création de la CEE[3], en 1958, l’Unice[4] vient prendre la défense des intérêts des employeurs. Elle est actuellement présidée par Ernest-Antoine Seillière, l’ancien président du Medef. Puis, au fur et à mesure de l’élargissement des compétences de la CE et de l’UE[5], des lobbys de consommateurs, de protection de l’environnement, ou d’autres sujets de société, voient le jour.
1.2. Un rapprochement nécessaire
Progressivement, ces lobbys se sont rapprochés les uns des autres, notamment parce que les dossiers deviennent plus complexes et transversaux. Du côté des ONG, au tournant du siècle, les premiers rapprochements se font autour des questions soulevées lors du sommet de Rio. Ce sont les ONG de Solidarité internationale et de protection de l’environnement qui les premières voient leurs luttes converger, notamment contre le pillage des ressources naturelles des pays du Sud ou le transfert de nos déchets vers ceux-ci.
Puis, à l’occasion d’un procès entre l’industrie pharmaceutique et le gouvernement sud-africain, ce sont les organisations non gouvernementales de santé publique et celles de Solidarité internationale qui se rapprochent. Et de ce rapprochement viendra le suivant, entre ces deux catégories et toutes celles qui se battent contre la mainmise de certains groupes industriels sur la propriété intellectuelle : ONG environnementalistes (contre le brevetage du vivant) ou encore du logiciel libre (contre les brevets sur les logiciels).
1.3. Reach comme accélérateur
A l’occasion des discussions autour du projet de Règlement[6] Reach (Registration, Evaluation & Authorisation of CHemicals), les rapprochements s’élargissent, laissant entrevoir la possibilité d’une naissance d’une véritable société civile européenne. D’autre part, jusque là, les rapprochements entre ONG étaient possibles, mais restaient très limités avec les représentants du secteur privé. Or, devant la transversalité maximale du dossier Reach, cette dernière barrière semble, pas toujours facilement, s’être levée.
Le projet Reach a pour objectif d'instaurer, sur onze ans, un système d'enregistrement, d'évaluation et d'autorisation de quelque 30.000 substances chimiques pour protéger la santé publique. Actuellement, sur les 4 000 substances chimiques les plus commercialisées dans le monde, seuls 150 ont été complètement évaluées[7]. Aujourd’hui, la première lecture du projet est passée, tant au Parlement européen qu’au Conseil. La seconde lecture devrait intervenir en octobre 2006, au mieux. En effet, la première lecture a souvent été repoussée, notamment sous la pression des lobbys d’opposants, et il devrait probablement en être de même pour la seconde lecture.
1.4. Un cadre favorable aux groupes de pression
Pour comprendre les logiques en œuvre à Bruxelles, il est essentiel de garder à l’esprit quelques données géopolitiques. Tout d’abord, il faut se rappeler que l’Europe est une construction intellectuelle, sans passé, sans culture commune. Vingt-cinq Etats tentent de se construire un futur commun, en acceptant d’abandonner un pan grandissant de leur souveraineté, en construisant un marché unique, en essayant d’appliquer des règles de vie identiques sur tout le continent, tout cela en partant d’horizons très divers. Il faut donc des agents qui permettent d’intégrer cette multiplicité des sources et des points de vue.
Ensuite, la complexité accrue des dossiers, tant par leur aspect technique que par l’échelle à laquelle il faut les traiter, appelle un besoin en compétences renouvelées et tellement diverses que ni les fonctionnaires de la Commission européenne ni les Députés n’arrivent à les regrouper seuls. Ainsi, l’apport des lobbyistes est aussi technique, et il n’est pas rare de voir tel Député déposer en l’état des amendements proposés par un groupe de pression, cela étant tout aussi vrai pour tous les groupes politiques.
1.5. La saison des transferts est ouverte
Enfin, il est nécessaire de noter que la porosité entre les milieux est récurrente. On se fréquente dans le quartier européen, réduit à quelques kilomètres carrés, et plus encore dans les soirées, entre expatriés. Et professionnellement, il n’est pas rare de passer d’un bord à l’autre, de devenir Député après avoir été lobbyiste, ou de passer d’un rôle de Commissaire européen à celui d’administrateur d’un des plus grands groupes industriels européens.
Dans le cas de Reach, l’exemple le plus visible est probablement celui de Sir Leon Brittan, qui après avoir été Commissaire chargé du Commerce est devenu Administrateur du groupe Unilever, comme par hasard au moment où celui-ci cherchait des appuis forts pour obtenir une écoute attentive de la part de la Commission, en pleine rédaction de son projet sur les produits chimiques… Plus directement, les transferts d’un Jean-Paul Mingasson, fonctionnaire de la Commission pendant vingt ans, ex-directeur de la DG entreprise entre 2002 et 2004 et depuis employé par l’UNICE, ou d’Uta Jensen-Korte, employée pendant 21 ans par Bayer puis le Cefic[8] comme lobbyiste, et désormais intégrée à l’Unité chargée de Reach au sein de la Direction générale Entreprise et Industrie de la Commission européenne, montrent combien les mêmes intérêts peuvent être défendus grâce à une porosité des milieux. Tout cela sans parler du parachute offert à Gerhard Schröder, l’ancien chancelier allemand, qui après avoir vaillamment défendu les intérêts de l’industrie chimique de son pays, s’est vu recruté par une joint-venture détenue à 24,5% par… BASF ! Mais ce genre d’exemples existe aussi du côté des ONG, puisque David Earnshaw est devenu directeur de l’un des principaux cabinets de lobbyistes bruxellois, servant les intérêts de diverses industries, après avoir été directeur d’Oxfam[9] Belgique et lobbyiste pour SmithKline Glaxo, un labo pharmaceutique.
1.6. Une biodiversité politique renforcée
La configuration politique des instances bruxelloises est là encore inédite. La Commission, sorte de Gouvernement européen malheureusement pas encore doté de l’ensemble des pouvoirs d’un véritable gouvernement, est composée selon un savant équilibre entre les forces politiques dominant la scène des différents Etats membres. On assiste ainsi à un partage entre nationalités et entre composantes politiques, essentiellement conservatrices et sociales démocrates. Ce modèle qui se développe à présent dans de nombreux pays (Belgique, Autriche, Allemagne, etc.) suite à des scrutins ambivalents est à l’œuvre depuis de nombreuses années au niveau supranational !
Cette biodiversité politique est encore plus forte au niveau du Parlement européen, où les débats ne se tranchent pas toujours en fonction des appartenances politiques, même si les députés composent des groupes par affinités politiques. En effet, les questions culturelles ou d’intérêts nationaux peuvent prendre le pas sur les appartenances partisanes. On se rappelle par exemple de la division quasi nationale du Parlement européen lorsqu’il a fallut trancher si le chocolat pouvait se faire avec autre chose que de la graisse de cacao. C’est ainsi que l’on voit souvent des alliances politiques étonnantes si on les regarde sous un angle bipolaire français. Par exemple, les Verts et les Libéraux ont longtemps été partenaires du même groupe politique, et ils sont régulièrement alliés, notamment sur les questions de libertés individuelles.
Dans le débat sur Reach, une coalition allant des communistes et apparentés de la Gauche Unitaire Européenne (GUE) aux libéraux de l’Alliance Libre et Démocratique Européenne (ALDE) a vu le jour pour demander un règlement fort. Lors du vote, pourtant, des divisions apparurent au sein des groupes, voire même dans les délégations nationales, comme au PS ou à l’UDF (où la majorité était pour un Reach fort, alliés pour l’occasion avec les Verts et le PCF, contre les députés UMP et FN).
2. Jeux d’acteurs et processus décisionnels
2.1. Les Etats et institutions européennes
2.1.1. Des enjeux nationaux contrastés
Le Conseil est le théâtre d’affrontement très liés aux intérêts nationaux. Les principaux pays producteurs sont l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France et l’Italie. En septembre 2003, cela poussera les dirigeants en exercice des trois premiers, Gerhard Schroder, Tony Blair et Jacques Chirac, a envoyer une lettre au Président de la Commission, Romano Prodi[10], lui demandant de limiter les ambitions de Reach. Et il n’est pas rare de voir le Gouvernement allemand aller plus loin. Le 11 mars 2002, il n’hésitera pas à adopter une position commune avec le VCI[11] et le syndicat IG BCE[12]. A l’époque, les Verts sont au gouvernement allemand, et on découvre non sans surprise que l’un des Ministères dont ils ont la responsabilité, celui de l’Environnement, paye les séminaires de la coalition d’ONG pro- Reach, pour contrer le Ministère de l’Industrie. Dernièrement, et dès son arrivée, la nouvelle chancelière Merkel a obtenu un report de la discussion sur Reach au sein du Conseil. Le rapport de force s’est amplifié…
Quant à la France, la bataille est moins rude. Le Ministère de l’Ecologie tente une conciliation avec les ONG, mais c’est toujours le SGCI[13], en accord avec le Ministère de l’Industrie, qui a le dernier mot. D’autres pays sont beaucoup plus favorables à la proposition de règlement de la Commission. Le conseil des Ministres nordiques[14] relève que la mesure « ne serait pas de nature à nuire » à l’industrie chimique. Il est d’autant plus favorable au projet que la future agence européenne sera installée à Helsinki.
2.1.2. Le rôle des USA
Comme souvent lorsque l’Union européenne veut légiférer, des intérêts américains sont en jeu. Dans le cas de Reach, le Transatlantic Business Dialogue (TABD)[15], co-présidé par BASF, permet des contacts rapprochés avec l’American Chemistry Council (dont sont membres Dow Chemicals ou DuPont). Lorsqu’on sait que celle-ci fut parmi les soutiens les plus importants à George W. Bush lors de son élection, on n’est pas surpris de retrouver ce dernier, via Colin Powell, demandant à ses ambassadeurs en Europe d’indiquer leurs inquiétudes auprès de représentants officiels ou directement lors de la consultation Internet lancée par la Commission. Dans le même temps, la Chambre de Commerce américaine à Bruxelles créait un groupe de travail sur Reach, et proposait de nombreux amendements atténuant l’impact de la proposition pour ses membres.
2.1.3. Encore d’autres pays entrent dans la danse
La Chine ou le Mexique affirment leur intérêt pour les mesures préconisées par l’Union européenne, surtout si celles-ci servent de test pour lutter contre les pollutions chimiques dont ces pays sont victimes. Par contre, position paradoxale, pas question d’empêcher les produits chinois d’entrer sur le marché européen… Du côté des pays ACP[16], on réaffirme[17] la nécessité de veiller à ce que les objectifs de Reach soient conformes aux Accords de Cotonou, et on invite la Commission à établir un programme « Initiative substances chimiques » sur le modèle du programme « Initiative pesticides » pour aider les exportateurs ACP à se conformer aux nouvelles règles européennes. On invite également l'UE à exclure les métaux, minerais et concentrés du champ d'application de REACH, pour ne pas handicaper les économies des pays ACP. On le voit, les intérêts divergent de manière très variable selon les pays, ce qui rend la position de l’Union européenne vis-à-vis de ses interlocuteurs internationaux très complexe.
2.1.4. L’Union européenne est prise entre plusieurs feux
Dès le début des discussions autour du projet Reach, alors que le Conseil Environnement a donné une ligne claire, « un niveau élevé de protection des consommateurs et de l’environnement », la Commission est divisée. Ce qui peut sembler anodin, vu sa composition multipartite, ne l’est pas : c’est l’une des premières fois de l’histoire européenne que, en mai 2001, des Commissaires s’ouvrent ouvertement contre un projet présenté par deux de leurs collègues. Plus tard, un Commissaire allemand, Günter Verheugen, chargé des Entreprises, ira jusqu’à défendre ouvertement un affaiblissement de Reach, selon lui néfaste pour la compétitivité des entreprises[18]. A l’opposé, la Commissaire suédoise, Margot Wallström, aura auparavant déclaré sa « déception face à la reculade de Barroso »[19]. Un tel débat public est une première au sein de la Commission, historiquement royaume du compromis.
Au sein du Parlement européen, les choses sont plus claires : sur les dix rapports parlementaires des commissions chargées d’émettre un avis sur le dossier Reach, six sont rédigés par des députés allemands, dont celui très important de la Commission IMCO[20] qui est à la charge d’Hartmut Nassauer, qui a accepté d’être secondé par un expert de l’industrie allemande, et dont l’ancienne assistante est devenue conseillère juridique du Cefic ! Pourtant, les environnementalistes ont gagné une bataille, en obtenant, à l’inverse du Conseil, que ce soit la Commission « Environnement, santé publique et sécurité alimentaire » qui soit en pointe pour préparer l’avis du Parlement européen, à l’insu de celle de l’Industrie, de la Recherche et de l’Energie, acquise aux chimistes. Et c’est un italien, Guido Sacconi, issu du PSE[21], qui en sera le rédacteur, ce qui donna quelques fils à retordre aux industriels.
2.2. Les acteurs non étatiques
2.2.1. Les ONG : une coalition très large inédite
Du côté des ONG, généralement qualifiée d’advocacy coalition[22], ou plus méchamment de coalition des faibles, on assiste à un regroupement d’une taille inédite, à l’image du projet de Règlement. Outre les associations environnementalistes[23], qui furent les premières sur le pont, on retrouve toutes sortes de lobbys : défense des consommateurs[24], santé[25], médecins[26], femmes[27], paysans[28], défense des animaux[29], etc. Ces ONG lancent quelques actions et appels en commun, dont une première salve de courriers adressés à l’ensemble des Députés européens en janvier 2005. Mais malgré ces actions communes, les grandes phases de la campagne de lobbying se font plutôt en famille, chaque ONG restant sur son champ traditionnel. Il est à noter qu’en France, un regroupement de toutes les ONG travaillant sur le dossier a eu lieu, et qu’il a été soutenu, voire organisé, par un parti politique, Les Verts, rejoint par un second, CAP 21, sans que les ONG n’y voient trop d’inconvénient, ce qui là encore est nouveau. Comme souvent, des débats picrolins eurent lieu, compliquant ou ralentissant les actions. Et malgré une agitation quantitativement importante, et des regroupements nouveaux et larges, les ONG n’obtiennent, comme souvent, qu’une écoute attentive et polie.
2.2.2. Les syndicats en grande partie pour un Reach fort
Usuellement, les syndicats sont réticents face aux réformes européennes. En effet, ils reprennent facilement les idées arguant que telle ou telle mesure diminuera la compétitivité des entreprises, et leur fera donc perdre des emplois. Pourtant, dans le cas de Reach, ceux-ci se montrent assez mobilisés, après une première phase habituelle de scepticisme. La coalition d’ONG pro- Reach reçoit le soutien de la Confédération Européenne des Syndicats dès 2004. La CES participe d’ailleurs aux travaux de tous ses interlocuteurs : commission d’évaluation de la Commission et du « Cefic / Unice »[30], formation et campagne des ONG environnementales ou encore groupe de travail interne sur l’évaluation des impacts de Reach sur les maladies professionnelles de la peau et du système respiratoire[31]. Un an plus tard, le 15 septembre 2005, c’est une étonnante alliance CGT / Greenpeace qui voit le jour en France. Ces deux acteurs sont historiquement opposés. Mais comme « En Europe, 90% des cancers professionnels sont dus à des produits chimiques[32] », ce syndicat s’allie, sans la rejoindre, à la coalition des ONG, et travaille très directement avec l’association écologiste radicale. Malgré tout, une centrale syndicale symbolique reste une opposante virulente à Reach: IG BCE, le syndicat des travailleurs allemands du secteur de la chimie.
2.2.3. Les entreprises sont divisées, mais font une énorme pression
Lorsque le projet Reach, qui ne s’appelle pas encore comme cela, voit le jour, en 1998, l’industrie y est immédiatement hostile. Elle tente, via le Cefic, d’enterrer le projet. Le Cefic est alors présidé par BASF, qui a également ses propres bureaux à Bruxelles. Il défend les intérêts de groupes tels BASF et Bayer[33] (Allemagne), Unilever (Grande Bretagne et Hollande) ou encore Rhodia et Rhône Poulenc (France), et regroupe les branches nationales, notamment l’UIC[34] ou le VCI. Tous ces groupes, pourtant concurrents sur le marché, s’entendent parfaitement pour défendre leurs intérêts communs à Bruxelles.
Voyant que tuer le projet n’est pas possible, courant 2003, le Cefic entraîne toute l’industrie dans une défense de façade de Reach, accompagnée d’une tentative de minimiser sa portée. C’est ainsi qu’on voit de nombreuses entreprises du secteur chimique organiser des colloques pro- Reach ou publier des brochures expliquant tous les bienfaits à attendre de ce projet et des produits chimiques[35]. Mais c’est à chaque fois pour mieux pointer les dangers d’un tel projet pour l’économie européenne. Par ce biais, l’industrie chimique cherche à élargir le cercle des secteurs pouvant s’inquiéter de la promulgation de Reach.
Le 17 janvier 2005, cette stratégie se conclue par l’appel de l’Unice[36], accompagné de représentant de plusieurs syndicats de branches (chimie, métaux non ferreux, métallurgie, industries mécaniques et électroniques), pour une refonte en profondeur de Reach[37]. Après avoir rappelé que les entreprises européennes approuvent l’objectif de Reach, l’Unice, au nom des entreprises européennes, y demande la réduction du nombre de substances concernées (de 30.000 à 6.000 !), ainsi que diverses mesures initialement demandées par le Cefic.
Pourtant, toutes les entreprises ne suivent pas la position du Cefic, intelligemment insufflée à l’Unice. Lors de l’audience publique sur le projet Reach sur les substances chimiques, qui a attiré environ un millier de personnes au Parlement européen le 19 janvier 2005, des entreprises telles Volvo, H&M, Marks & Spencer se sont prononcées en faveur d’une législation stricte en matière d’environnement, seule propre à rassurer les consommateurs. D’ailleurs, l’un des principaux distributeur britannique, Co-op[38], a annoncé avoir cessé de vendre des produits contenant certaines substances chimiques autorisées mais «ayant été liées au cancer, à la baisse de la fertilité et à des dommages à l’environnement»[39].
Par contre, tous les grands acteurs du monde entreprenarial, ainsi que Guido Sacconi, le Député rapporteur, estiment que le point critique est constitué par les PME, pour qui il faut rendre Reach praticable. Une étude de KPMG[40], commandée par le Cefic et l’ Unice, en accord avec la Commission européenne, confirme que le règlement pourrait coûter 0,05% du Chiffre d’affaire annuel du secteur chimique, mais jusqu’à 20% du Chiffre d’affaires des PME.
Pourtant, certaines PME, et particulièrement celles proposant des services de substitutions aux produits chimiques les plus dangereux, accompagnent les ONG dans leur lutte pour un Reach fort[41]. Certaines constituent même des ONG spécifiques, à l’image d’Antidote Europe, présidée par le gérant de Vigilent Technologies, une PME du secteur. D’autres plaident pour une simplification de la législation, que leur apporterait le projet, qui agglomère une quarantaine de textes en un seul.
Enfin, selon l’UEAPME[42], regroupement des PME européennes, le partage des informations, via l’Agence européenne des produits chimiques[43], permettrait aux PME d’y avoir accès, au lieu que celle-ci ne soit accessible qu’aux grands groupes. On le voit, l’industrie est vraiment divisée, même si l’impact de la communication du secteur industriel chimique laisse penser qu’elle est fortement opposée au projet de Règlement.
3. Conclusion
Le dossier REACH est une très bonne illustration de ce que les avancées européennes produisent. D’un côté, on peut assister, avec plaisir, à l’émergence progressive d’une société civile européenne, qui regroupe les principales ONG et syndicats des pays membres. Le secteur privé s’organise également, permettant un dialogue, quelques fois biaisé, avec les autorités européennes. Mais de l’autre, on voit encore très souvent les particularismes locaux et les intérêts nationaux venir s’entremêler aux débats, perpétuant des logiques d’affrontements entre nations, à l’heure où la solidarité intra européenne semble une condition sine qua none pour répondre aux enjeux de la globalisation économique. Enfin, il est intéressant de noter que les regroupements, ainsi que les transferts de savoir ou de personnes, s’organisent par camps, les pro défense de l’environnement s’appuyant les uns sur les autres, tout comme les pro business. Toutes ces évolutions augurent probablement assez fidèlement ce à quoi ressemblera la future société civile et politique européenne, qui pourra par exemple dépasser les systèmes politiques bipolaires ou par nationalités.
Bibliographie
Ouvrages
Autret Florence, Bruxelles – Washington, la relation euro-atlantique sur le métier, La République des Idées, notes, mai 2005.
Belpomme Dominique, Ces maladies crées par l’Homme, comment la dégradation de l’environnement met en péril notre planète, Albin Michel, 2004
Clamen Michel, Pratique du lobbying, Dunod, 2002.
Mühlenhöver Emmanuelle, L’environnement en politique étrangère : raisons et illusions, l’Harmattan, Paris, 2003
Schörling
Inger, sous la dir. de, Reach, what
happened and why ?, Avril 2004
Documents
Arthur D.
Little, New Proposals for Chemicals
Policy : Effects on the competitiveness of the Chemical Industry,
Study for the Directorate General for Research, Avril 2004.
CEFIC, Stratégie pour la future politique dans le domaine des substances chimiques : attentes de l’industrie chimique européenne, applicabilité et compétitivité, janvier 2003
Confédération Européenne des Syndicats, Déclaration du comité exécutif des 17-18 mars et 1er décembre 2004 sur REACH
European
Parliament, The New Reach legislation,
Verbatim report of the Joint Public Hearing, janvier 2005; Plenary debate,
15th November 2005.
Greenpeace, Lobby Toxique – ou comment l’industrie chimique essaie de tuer REACH, mai 2006
Greenpeace, Parfum de scandale, février 2005
Unilever, Consumer Confidence in Chemicals, septembre 2004
[1] Discours prononcé à la Nottingham Business School, devant l’European Foundation for Management.
[2] Il faut garder en mémoire qu’à Bruxelles, une ONG désigne toute organisation non gouvernementale, non ouvertement affiliée à des intérêts industriels, et non uniquement la catégorie des acteurs agissant dans le domaine de la solidarité internationale, qui peut-être une acception du sigle ONG dans d’autres contextes.
[3] Rappelons que la Communauté Economique Européenne a été créée le 25 mars 1957, par la signature du traité de Rome.
[4] Unice : Union des Confédérations des Industries et des Employeurs d’Europe.
[5] Par le traité du 7 avril 1992, dit Traité de Maastricht, la CEE devient la Communauté Européenne, et l’Union européenne est créée.
[6] Le Règlement est une forme de Loi européenne, directement applicable sans transcription dans les législations des Etats membres, à l’inverse des Directives, qui doivent y être transposées.
[7] OCDE, 2004.
[8] Cefic : Conseil Européen de l’Industrie Chimique.
[9] Réseau de dizaines d’ONG de Solidarité internationale, représenté en France par l’association Agir Ici, et par ailleurs l’un des principal lobby ONG tant à Bruxelles qu’auprès de l’OMC, du FMI ou de la Banque mondiale. Voir www.oxfam.org
[10] Romano Prodi étant devenu chef de gouvernement de l’un des principaux pays producteurs, il sera intéressant de voir si sa position sur REACH évolue.
[11] VCI : Verband der Chemischen Industrie/ Association de l’Industrie Chimique allemande
[12] IG BCE : syndicat des travailleurs de la Chimie
[13] Le SGCI est depuis devenu le SGAE, Secrétariat général des affaires européennes. Organisme placé auprès du Premier Ministre, il prépare l'unité de la position française au sein de l'Union européenne.
[14] Le Conseil
des Ministres Nordiques est l’organe de coopération entre les pays scandinaves.
Il a été fondé en 1971.
[15] Association qui rassemble des dirigeants de grands groupes américains et européens, dans un but de dialogue pro-business mondial.
[16] ACP : Afrique Caraïbes Pacifique
[17] Déclaration du Conseil des Ministres ACP, le 8 décembre 2005
[18] La position de G. Verheugen est présentée dans un “Room paper” lors du Council Ad Hoc Working group, le 20 septembre 2005.
[19] European Voice, 13 mars 2005.
[20] IMCO: Commission du Marché Intérieur et de la Protection des Consommateurs.
[21] PSE : Parti Socialiste Européen
[22] Advocacy coalition : la coalition des avocats, nom donné aux lobbyistes des ONG, qui plaident pour des causes.
[23] WWF, Greenpeace, Les Amis de la Terre, BEE - Bureau Européen pour l’Environnement, ChemSec - Chemical Secretariat, une ONG créée pour l’occasion (Suède)
[24] Europe: BEUC - Bureau Européen des Unions de Consommateurs (regroupe les principales associations de consommateurs en Europe), Euro-Coop. France : Action Consommation, UNAF - Union Nationale des Associations Familiales.
[25] EPHA - European Public Health Alliance, réseau d’associations pour la santé publique, Artac - Association pour la Recherche Thérapeutique Anti-Cancéreuse, présidée par le Professeur Belpomme, et porteuse de l’Appel de Paris.
[26] Standing Committee of European Doctors
[27] WECF - Women in Europe for a Common Future, coalition d’ONG féministes progressistes.
[28] Confédération paysanne
[29] Animal Welfare Group ; One
Voice; Pro Anima.
[30] Dans le document « Déclaration de la Confédération Européenne des Syndicats sur REACH », du 1er décembre 2004, la CES n’établit pas de différence entre le CEFIC et l’UNICE…
[31] Ces travaux sont menés par le TUTB, Technical Bureau for Health & Safety, une branche de la CES
[32] Déclaration de Rémi Clavreul, représentant de la CGT Fédération Construction
[33] Par ailleurs également membre d’EuropaBio, le principal lobby de défense des OGM, aux côtés de Monsanto, Syngenta et Pioneer…
[34] UIC : Union de l’Industrie Chimique française
[35] Par exemple : Unilever, Consumer Confidence in Chemicals, septembre 2005.
[36] L’Unice est alors présidée par… Jürgen Strube, directeur général de BASF.
[37] Cette prise de position est formalisée dans un document de onze pages, “An EU industry recommendation to improve the efficiency and workability of Reach ”, 17 janvier 2005.
[38] Basé à Manchester, Co-operative Group se présente comme une des plus grandes coopératives de consommateurs du monde. Co-op emploie 70.000 personnes, son réseau compte 3.000 points de vente et son chiffre d’affaires est de 7,8 milliards de livres.
[39] Les parfums au musc artificiel et les phtalates.
[40] Etude publiée le 27 avril 2005
[41] Par exemple : Vigicell. Voir www.vigicell.fr pour plus de détails.
[42] UEAPME : Union Européenne des Artisans et des PME. Représente plus de 7 millions d’entreprises en Europe.
[43] L’agence sous l’autorité de laquelle serait placée le contrôle du système REACH.