J'ai été sollicité par l'Oeil by Laser pour écrire un texte introductif à l'un des chapitres de leur livre de décryptage des tendances 2011. Le texte, intitulé "Réinventer la ville", est lisible dans les lignes qui suivent. Et voici une courte présentation du livre dans son ensemble :
Depuis quinze ans, L’ŒIL by LASER, l’Observatoire mensuel des nouveaux imaginaires du Groupe LaSer, repère et analyse des « micro-faits » de la vie quotidienne, ces petites initiatives souvent ignorées par les médias au profit de ce qui fait évènement et pourtant révélatrices de nouvelles attitudes.
L’ouvrage propose aux lecteurs un point de vue original sur l’année écoulée sous la forme d’un décryptage synthétique et d’une mise en perspective de « micro-faits » de consommation et de communication. Regroupés en cinq chapitres thématiques, ils dévoilent, chacun à leur manière, de nouvelles façons d’agir, de nouveaux imaginaires ou de nouvelles voies d’expression.
Avec les contributions de Ludovic Bu, Stéphane Hugon, Daniel Kaplan, Erwan Lecoeur, Isabelle Musnik.
Réinventer la ville
Réinventer la ville est une chose aisée. Manière de dire. Il suffit de prendre l'existant, et de se glisser dans les interstices des possibles pour effectuer des modifications à la marge. En effet, la ville de demain est quasiment celle d'aujourd'hui. Une ville se renouvelle en profondeur, par tranche d'une centaine d'années. En temps normal, les infrastructures collectives, les voies de circulation et de transports en commun, les immeubles d'habitations se transforment, mais ne disparaissent pas d'un simple coup de baguette magique, pour laisser un terrain vierge aux imaginations fertiles de décideurs qui aimeraient jouer en taille réelle au Mécano de leur enfance.
Les déplacements, leurs infrastructures dédiées (routes, autoroutes, voies ferrées ou navigables), et les usages qui en sont fait, déterminent également la ville. Ils sont pourtant trop souvent relégués au rang de simples outils au service de celle-ci. On bâtit ici et là, puis seulement s'interroge sur les chemins à prendre pour aller d'ici à là. Alors que cette question est centrale, puisque selon qu'on dispose ou non de nombreux moyens de se déplacer, on habite plus ou moins loin de ses lieux de vie (travail, études, loisirs, etc) et on circule plus ou moins, entraînant une physionomie différente de la ville dans son ensemble. Il n'y a qu'à voir le phénomène de l'étalement urbain. Depuis une trentaine d'années, les distances et les temps de parcours s'allongent. Et, de plus en plus, les déplacements sont jugés source de stress, de fatigue et de perte de temps...
De manière récurrente, et en ne tenant pas compte de ces intangibles postulats de départ, on cherche de nouveaux modèles de villes. Dans les idées exprimées, il y a des fourvoiements, beaucoup de fausses pistes et aussi quelques bonnes idées. Et, malheureusement, essentiellement du recyclage de ce qui n'a pas bien marché ou a atteint ses limites et qu'on tente de maintenir coûte que coûte. Le débat sur le Grand Paris a montré qu'on pouvait imaginer les villes de demain. Mais aussi, et surtout, reprendre celles d'hier sans y apporter autre chose que des bâtiments neufs et plus modernes ou des trains plus rapides.
Justement, réinventer la vie en ville passe-t-il par une accélération des rythmes ? C'est l'impression que l'on a en observant la plupart des micro-faits relevés dans ces pages. Dès aujourd'hui dans certaines gares, et prochainement un peu partout, on pourra déposer son enfant à la crèche le matin et, le soir, récupérer ses courses au même endroit (attention à ne pas oublier l'enfant au passage !). On peut également dès à présent faire celles-ci pendant les temps de trajets, en naviguant sur les sites reproduisant la place du centre ville et ses commerces. La nourriture vient à nous dans des camions brandés aux heures des repas. Enfin, on peut partir en week-end grâce à des addicts des vacances rapides ! Plus aucune brèche n'est laissée à l'inconnu, à la flânerie, au poétique.
Cette société à très haut débit, souhaitée par certains, subie par beaucoup, n'a rien de très étonnant. Tout concourt aujourd'hui à la rapidité : les moyens de transport, bien sûr, mais aussi ces prothèses mobiles dont nous nous équipons, téléphones et ordinateurs portables, smartphones, oreillettes et kits mains-libres. Grâce à eux, et aux améliorations comme celles présentées dans ces pages, on passe d'une tâche à l'autre, voire on en effectue simultanément. On veut vivre plusieurs vies à la fois.
Pourtant, peu à peu, les initiatives visant à accélérer encore le temps se voient rejetées par une frange grandissante de la population. Certains refusent les téléphones et ordinateurs portables fournis par leurs employeurs, pour ne pas avoir de fil à la patte. Pendant de nombreuses années, les trains à grande vitesse faisaient l'unanimité. Désormais, des associations et des élus, en France, en Suède ou en Argentine, contestent l'utilité d'aller si vite d'une ville à une autre, et plaident plutôt pour l'amélioration des dessertes de proximité, plus lentes mais utiles à la vie de tous les jours. Le volcan islandais, perturbant les vols d'européens avides de vacances lointaines, a permis à certains de (re)découvrir les vertus de séjours accessibles en train ou voiture, dans des régions proches, nécessitant des voyages moins longs et donc moins fatigants. Pour autant, le dépaysement et la découverte sont toujours possibles.
Et puis, réinventer la ville, c'est probablement surtout en modifier les usages et la perception que l'on en a. Des initiatives cherchent à étonner, sortir les habitants de la routine. Des super héros aident les personnes âgées à traverser, des faux commerces viennent redorer le blason d'une ville en déclin, des habitants se regroupent pour bâtir des maisons à leur image, pour ne pas consommer de l'habitat standardisé. L'art et les loisirs envahissent la ville, ici avec des cinémas qui s'approprient les lieux, là avec des concerts de piano improvisés par qui le veut bien, un peu partout au milieu de la ville. D'une existence fonctionnelle, la ville retrouve une identité poétique, décalée, proche de ses habitants.
Côté déplacements, ici et là, de nouvelles pratiques apparaissent, permettant une réappropriation de l'espace public. Le vélo redevient un mode de déplacement prisé, entraînant une diminution des distances parcourues. La marche à pied est réhabilitée. On organise des bus pédestres pour que les enfants aillent ensemble à l'école, augmentant au passage leur sécurité, changeant les habitudes des parents. Des collectifs d'artistes détournent les places de parkings, en les transformant en jardins ou en galeries temporaires. Les nouvelles technologies permettent une information en temps réel par les voyageurs, qui twittent l'état du trafic ou signalent des places de stationnement disponibles. Enfin, des bourses d'échanges de logements, notamment social, visent à permettre à chacun d'habiter au plus près de son lieu de vie. C'est probablement par ces initiatives que sera réinventée la vie en ville. Une ville plus humaine, plus proche. Plus lente aussi.