Récemment, Pierre Rosanvallon et Daniel Cohen s'interrogeaient sur les moyens d'inventer et de mobiliser autour du thème de l'égalité (1). Leurs échanges les ont amenés à notamment constater que, désormais, l'endogamie sociale va croissant. On sort entre soi, on travaille entre soi, on habite entre soi. Et ils ajoutaient que cette absence de rencontres entre catégories sociales créait de l'ignorance de l'autre, et donc du fantasme sur ce qu'il est, ce dont il profite ou ce qu'il vit. Ce qui accroissait des jalousies envers l'autre ou des rejets de ce dernier.
Lors de cette conférence, je les ai interpellés sur le rôle que les aménagements du territoire avaient joué dans cette césure qui s'est instaurée au sein de notre société. Ces aménagements ont été de deux ordres. D'abord, par l'immense développement des transports du quotidien, qu'ils soient réalisés sur des autoroutes ou par des modes collectifs rapides. Ensuite par la possibilité qui est de plus en plus largement donnée de créer des quartiers fermés sur eux mêmes.
Au début de la révolution industrielle, et pendant plus de cinquante ans, toutes les catégories sociales habitaient proche de leur lieu de travail. Le patron comme l'ouvrier devaient pouvoir se rendre à l'usine ou à l'atelier de production dans un temps raisonnable, et vu le manque de moyens motorisés pour se déplacer, qui n'existaient pas ou peu à l'époque, ils habitaient dans un rayon autour de leur lieu de production commun qui faisait que chacun pouvait voir où l'autre habitait. Et donc juger de l'écart de niveau de vie. Si celui-ci devenait trop important, des jacqueries pouvaient voir le jour, des revendications visaient à réduire ces inégalités. Et pour que la société dans son ensemble puisse tenir, il fallait que celles-ci soient acceptables, donc pas trop importantes.
Puis, avec l'introduction des transports en commun, tramway et bus en particulier, et un peu plus tard de la voiture individuelle massivement développée, il est devenu possible d'habiter plus loin de son lieu de travail, tout en gardant un temps de trajet raisonnable. Et donc, l'urbanisme ségrégationniste, poussant les uns dans des quartiers agréables, les autres là où les premiers ne veulent pas aller, a pu se développer petit à petit. L'accroissement continu de cette offre de transports motorisés, largement amplifiée à partir des années soixante, a ainsi permis de progressivement dessiner des cartes par zones entières destinées aux uns ou aux autres, mais de moins en moins aux uns et aux autres. L'Ile de France offre à cet égard un parfait exemple à grande échelle. Schématiquement, les riches habitent à l'Ouest de Paris, les pauvres au Nord et à l'Est. Mais on trouve malheureusement pareille illustration dans toutes les métropoles françaises.
Et puis, à partir des années quatre-vingt dix, copiant en cela le modèle des closed gates communities, il est devenu courant de voir des quartiers entiers se fermer, à coup de barrière d'entrée et de grillages entourant des zones d'habitations, empêchant certains de passer sous les fenêtres des autres. Le fait le plus notable dans ce développement de zones résidentielles fermées est qu'elles ne concernent pas que les ultra-riches, qui voudraient ainsi se protéger contre les vols ou les dégradations, mais tout aussi bien des résidences de standings moyen voire plutôt populaire, qui se protègent ainsi des catégories sociales encore plus basses qu'elles !
Et cette ségrégation se retrouve également dans la consommation ou dans les pratiques sportives ou culturelles, chaque catégorie sociale ayant ses lieux et loisirs dédiés. Ainsi, on peut presque ne plus croiser que des gens comme soit, ce qui accroit ce mouvement dévastateur d'ignorance de l'autre, ce différent. Et l'ignorance, comme chacun sait, est la première pierre du mur du rejet.
Ce phénomène est amplifié par les politiques publiques de transports encore menées aujourd'hui. Celles-ci sont en effet toujours orientées vers l'augmentation des distances franchissables en un temps raisonnable, ce qui permet de perpétuer cette distance que l'on peut mettre entre riches et pauvres. Désormais, pour reprendre l'exemple de l'Ile de France, ces derniers sont repoussés pour tout ou partie aux franges Nord et Est de la Région, là où les plus aisés vont jusqu'à s'implanter à l'entrée de la Normandie voisine, pouvant facilement rallier les quartiers d'affaires de l'Ouest parisien par des axes de transports saturés mais disponibles.
Dans l'objectif de recréer de la connaissance de l'autre, par sa fréquentation ne serait-ce que visuelle, et donc recréer du lien social, nécessaire à la cohésion de nos sociétés en plein repli identitaire, il faudrait donc inverser le mouvement. Comment ? Probablement en luttant ardemment contre le mythe du tout transport comme outil d'aménagement. Et aussi en limitant les avantages en nature que sont les autoroutes gratuites en zones urbaines ou les transports en commun subventionnés à hauteur de 50 à 75% de leur coût réel, sans parler des avantages fiscaux permettant de déduire ses frais kilométriques pour les particuliers. Des mesures contre-intuitives pour qui regarde l’embolie de nos réseaux ferrés et routiers. Mais qui auraient le mérite de réduire la pression sur ces tuyaux au bord de l'explosion tout en inversant la logique de l'éloignement, spatial et social. Chiche ?
(1) Lors d'une conférence organisée notamment par la Fondation Jean Jaurès, le 9 février 2016
Pour poursuivre la réflexion, je vous invite à lire http://tinyurl.com/tpctpc